Il en est de l’absurdité humaine, des jugements d’une débilité profonde

Il faut imaginer Jérôme Kerviel heureux ! Oui, je vous le dis ! Et plus encore, je vais vous le démontrer. Kerviel, ce nom déjà promis à la célébrité autant qu’à la mythologie moderne, est celui d’un homme simple et discret au départ, décrit par ses confrères comme quelqu’un de « pas si malin que ça ». Et pourtant ! Cet irréductible breton, opérateur de marché pour la Société Générale, payé pour acheter et vendre des actions ou des obligations, afin de produire de l’argent impalpable (faire de l’argent est le terme usité dans le monde financier), a réussi seul – et quand je dis seul, il faut comprendre sans aucune aide, sans se faire remarquer et surtout sans qu’aucun responsable payé pour surveiller ces opérateurs ne s’en inquiète, le plus grand coup médiatique du 21^ème siècle. Il s’est pris pour Dieu en mettant en péril l’ordre économique mondiale, et pensait même le doubler ! Passez-moi l’expression, mais il l’a mis profond à la banque de quand même 4,9 milliards d’euros, le Con ! Je vous prie de m’excuser pour cette marque de sympathie tout à fait hors de propos.

Ce qu’a fait Jérôme Kerviel est certes totalement inacceptable et condamnable, et comme le faisaient remarquer des personnalités intelligentes du monde politique, journalistique, et juridique, les criminels doivent êtres punis à hauteur de leur crime. En effet, qu’en serait-il si un individu qui avait commis un délit se trouvait exonéré de payer sa dette à la société en signant un simple chèque ? On hurlerait au scandale ! Je vole un sac à main à un passant sur le trottoir, je le lui rends au tribunal parce qu’on m’a reconnu coupable, et la Cour de justice efface le crime et la sanction !!! Vous comprenez bien que le procédé est un non-sens et pas un non-lieu.

De la même manière, si on s’entend sur le fait que Jérôme Kerviel doit rembourser au sou près la Société Générale, sans avoir à payer les intérêts (et ça c’est un cadeau non négligeable), il est tout aussi normal qu’il endure trois années de prison ferme pour réfléchir sur ces choix passés. Et comme le dirait Albert Camus : « Là où la lucidité règne (il parle certainement des juges), l’échelle des valeurs est inutile (il parle certainement de la condamnation). »

Pourquoi donc Jérôme Kerviel est-il heureux ? Outre avoir acquis une popularité éternelle, fait de son histoire un sujet de romans et de films inépuisables, Kerviel est devenu un héros des temps modernes, et la personnification exemplaire de la pensée existentialiste. J’invite mes lecteurs à la lecture du livre de Simone de Beauvoir : Pour une morale de l’ambiguité ou d’autres ouvrages sartriens. Comme l’écrit S. de B. : « Il ne s’agit pas pour l’homme de se demander si sa présence au monde est utile, si la vie vaut la peine d’être vécu : ce sont là des questions dénuées de sens. Il s’agit de savoir s’il veut vivre et à quelles conditions. » Et bien Jérôme Kerviel a choisi ses conditions. Il n’est pas un criminel, mais il a réalisé Le Crime, et c’est parce qu’il a réalisé ce crime délibérément, un crime paradoxal : arnaquer une banque, selon le principe de l’arroseur arrosé, qu’il se voit contraint au remboursement perpétuel, à la punition divine. On pensait avoir affaire à une mystification. Erreur ! il n’en est rien. Jérôme Kerviel n’a pas été mystifié, bien au contraire, il est mythologisé. C’est, et permettez-moi ce rapprochement, le Sisyphe moderne. « Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? » Jérôme Kerviel peut être soulagé, son espoir est vain, car il est bien humainement impossible de vivre 170000 ans pour rembourser une dette de presque 5 milliards d’euros avec un salaire de 2300 euros net par mois. Si les lois juridiques le proposent, les lois biologiques l’en empêchent.

Alors, (c’est la conclusion) de deux choses l’une : soit la justice est convaincue de l’immortalité de Jérôme Kerviel et de sa déification, et c’est une vision de soi qui flatte l’égo, soit Jérôme Kerviel est rassuré d’avoir encore un job à sa sortie de prison aussi absurde que le premier : gagner de l’argent perdu d’avance !!!

Le flagorneur d’un trader

citations de Simone de Beauvoir et d'Albert Camus